Dans une auto-interview, nous évoquions l’activité des jeunes chercheurs s’intéressant à la caricature, et notamment celle de Laurent Bihl, que nous qualifions de « plus actif » de sa génération, multipliant les interventions dans les colloques notamment, publiant ici ou là dans des catalogues ou participant à des expositions. Un activisme en apparence réjouissant pour les passionnés de caricature et de dessin de presse. Il faut néanmoins se raisonner : il n’est pas certain que cette surproduction profite vraiment à l’histoire de la caricature…
Appuyons nous sur quelques exemples récents :
Dans le catalogue de l’exposition sur Poulbot et la Guerre conçu par le Musée Le Vergeur de Reims, Laurent Bihl a rédigé un article sur « Poulbot et la presse de guerre ». L’auteur y « analyse » sur plusieurs pages la production du dessinateur montmartrois dans trois journaux satiriques : Le Rire (rouge), La Baïonnette, et enfin l’Anti-boche illustré. Pas un mot néanmoins sur la principale collaboration de Poulbot à la presse pendant cette guerre : ses très nombreux dessins parus dans le quotidien Le Journal tiré à plus d’un million d’exemplaires (excusez du peu !), très très loin au dessus des quelques dizaines de milliers d’exemplaires de la « petite » presse satirique. Nous seulement Poulbot fait par moments pendant cette période de guerre figure de principal dessinateur (deux ou trois dessins par semaine) de ce journal qui publiera également en exclusivité les dessins de Raemaekers, mais en plus il y donne des articles, ce qui ne manque pas d’intérêt.
Pour Laurent Bihl, la « presse de guerre » se résume à la presse satirique, la « grande » presse quotidienne n’ayant eu sans doute qu’un rôle mineur dans la formation de l’opinion… Une vision totalement erronée de ce qu’a été le discours satirique pendant la Grande Guerre.
Un exemple plus récent permet de confirmer que la rigueur intellectuelle vient chez notre auteur peut-être après la boulimie de publication. Les éditions du Nouveau Monde on publié récemment un ouvrage que l’on pourrait qualifier d’opportuniste, ouvrage intitulé La caricature, et si c’était sérieux, diffusé en librairie quelques semaines après les attentats du 7 janvier 2015 et des jours suivants. Un ouvrage qui prétend vouloir répondre à l’urgence de la situation et qui s’annonce comme une référence didactique.
L’ensemble est constitué d’une dizaine de contributions dont les plus intéressantes ont pour auteurs Christian Delporte et Bertrand Tillier, Laurent Bihl ayant fourni deux textes, l’un sur « Le dessin de presse comme outil de propagande » et l’autre portant sur « La caricature face aux censures ». Si dans la première contribution Laurent Bihl n’évoque jamais la presse mais plutôt le monde de l’affiche, s’intéressant donc plutôt à « l’image satirique comme outil de propagande », c’est son second article qui demeure le plus mal construit et truffé d’erreurs.
Après avoir donné une définition restrictive de la censure (contrôle préalable des dessins par un « office légal »), l’auteur accorde une place considérable à des questions plus que secondaires dans cette histoire de la censure qui ne dit pas son nom, au détriment d’événements nettement plus signifiants. L’auteur se donne à peine quelques lignes pour évoquer l’Ancien Régime, la Révolution, l’Empire et la Restauration, sans que le lecteur soit éclairé en quoi que ce soit sur cette longue période fondatrice en terme de restriction des libertés de publication. Il consacre un long développement au "père la pudeur", le sénateur rigoriste René Bérenger (amendes contre la publication de dessins « légers), sans même évoquer les emprisonnements d’Alfred Le Petit (Affaire Boulanger) ou de Delannoy (en 1908), pourtant postérieurs à la grande loi de 1881 sur la presse. Impasse bien sûr également sur la condamnation à deux mois d’emprisonnement de Charles Vernier en 1851 pour un dessin paru en avril dans Le Charivari, avant donc le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte ! Comme a été oublié la condamnation à mort de libraires et du graveur ayant diffusé une caricature visant le roi sous Louis-XIV...
Arrêtons nous sur un moment fondateur de l’histoire du dessin de presse, les années 1830-1835, étudiées par de nombreux auteurs et sur lesquelles on peut lire encore nombre d’informations erronées. Dans un ouvrage de référence que prétend être ce livre publié par Nouveau Monde quelques semaines après l’attentat du 7 janvier 2015, on serait en droit de trouver une analyse juste et des données factuelles incontestables, surtout en ce qui concerne la censure ! Voyons voir…
Laurent Bihl explique page 70 : « Après la Révolution, l’Empire puis la Restauration, le pouvoir est désormais obligé de réagir. Tournant le dos à la révolution qui l’a porté au pouvoir en 1830 (avec pour origine une protestation de journalistes contre les lois plus coercitives), le gouvernement de Louis-Philippe fait condamner Honoré Daumier à de la prison ferme. S’ensuit l’affaire des « croquades » de Charles Philippon qui représente le roi Louis-Philippe en poire, avec à la clé un ouragan iconographique qui s’abat sur la capitale [Erre]. La répression des poires confère à l’arme satirique ses premières lettres de « noblesse républicaine ». Quelques mois plus tard, un attentat sur la personne du roi déclenche en retour un durcissement pénal conçu par le ministre Adolphe Thiers qui stipule que « l’offense au roi, lorsqu’elle a pour but d’exciter à la haine ou au mépris de sa personne ou de son autorité constitutionnelle, est un attentat à la sûreté de l’État »
Résumons : Pour Laurent Bihl, Daumier est condamné à de la prison ferme PUIS s’ensuit l’affaire des croquades PUIS quelques mois plus tard un attentat contre le roi déclenche en retour un durcissement de la loi. En fait, Daumier est condamné à de la prison ferme en 1832, c'est-à-dire APRES l’affaire des « croquades », pour un dessin publié après les croquades (Louis-Philippe en Gargantua). Ces croquades ont été réalisées le 14 novembre 1831, date à laquelle Philipon comparait pour avoir publié dans La Caricature une charge représentant Louis-Philippe en maçon. Enfin, « quelques mois » après ces « croquades » toujours d’après Laurent Bihl, c’est à dire « quelques mois » après 1831, ont été promulguées les lois de censure sur la presse de… septembre 1835 ( !) qui font suite à la tentative d’assassinat de Louis-Philippe par Fieschi (28 juillet 1835). Pas quelques mois, quatre ans !
Quel méli-mélo, Laurent Bihl ! Ah, la chronologie… Comment un historien de votre trempe peut-il s’emmêler à ce point les pinceaux sur une période unanimement reconnue comme fondatrice pour l’histoire du dessin de presse ? Il faudrait également expliquer la phrase "Après la Révolution, l’Empire puis la Restauration, le pouvoir est désormais obligé de réagir", dire que "l'ouragan iconographique" ne touche pas seulement la capitale, mais aussi la province sous la forme de graffitis traqués par la police, ce qui fait l'originalité de cette production satirique, reprise à son compte par la rue. Quant à la "répression des poires", c'est une absurdité. Philipon n'est pas condamné pour ses croquades mais transforme le visage de Louis-Philippe en poire devant le tribunal pour faire une démonstration à propos de la publication d'un autre dessin, visé lui par la justice, et qui pose la question du droit ou non de représenter le visage du roi.
Notre ami Laurent Bihl ne dit rien du cautionnement et du timbre qui visent les journaux politiques (et donc satirico-politiques), de l'autorisation écrite préalable à obtenir par la personne visée pour la caricaturer, depuis le Second Empire jusqu'en 1881, sans que personne ne sache d'ailleurs exactement à quel texte réglementaire cette obligation fait référence, etc.
On ne peut s’empêcher de citer une autre erreur navrante à propos d’un autre événement bien connu, erreur qui témoigne une fois de plus d’une méconnaissance des mécanismes de la censure et de ses conséquences sur l'activité éditoriale. P. 74, notre auteur explique à propos des relations difficiles entre la bande Hara-Kiri et la justice en 1968, que « C’est dans ce contexte de tensions répétées qu’intervient, deux ans plus tard, la célèbre saisie d’Hara-Kiri pour sa couverture : « Bal tragique à Colombey – 1 mort », en référence à la disparition de De Gaulle. Le tollé général pousse le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin à la volte-face, mais les satiristes incriminés ont déjà créé Charlie Hebdo ».
En dehors du fait qu’il ne s’agit pas de Hara-Kiri (mensuel), mais de L’Hebdo Hara-Kiri, le journal n’a nullement été saisi, mais interdit à la vente au mineurs, à la vente publique également et ce, comme on peut le lire dans le Journal officiel en date du 15 novembre (ci-dessous, en bas de la première colonne) :
Rien à voir donc avec une saisie ! Le Canard Enchaîné a été saisi de nombreuses fois dans les années 1960, sans pour autant chercher à changer de nom. La saisie porte sur un numéro, et n’a pas le caractère pérenne de l’interdiction de vente publique, dont la rédaction ne sait pas quand elle sera levée. Pour le journal, c’est la fin des ventes ou presque, seuls les abonnements continuant à être assurés. D’où le fait de changer de nom, pour ne pas connaître la faillite, qui avait menacé Hara-Kiri depuis 1960, notamment pour… interdiction de vente publique ! Pour échapper au risque de faillite, et non à la saisie, Charlie Hebdo naît donc la semaine suivante. La levée de l’interdit date, elle, du 15 décembre 1970 mais à ce moment-là, L’Hebdo Hara-Kiri n’existe plus…
De telles erreurs dans un article truffé de raccourcis, si mal construit et qui n’aborde même pas la question de l’auto-censure dans un ouvrage censé faire référence, c’est tout de même plus que navrant ! L'histoire de la censure en particulier et l'histoire de la caricature en général méritent mieux que ça ! Comment conseillé un livre comportant de telles erreurs ? Certains auteurs ne mériteraient-ils pas d'être un peu... censurés ?
Guillaume Doizy